vendredi , 26 avril 2024
enfrit
Suite de l'interview du Professeur Jean-Pierre Raison, géographe bien connu des Malgaches, sur la crise actuelle.

Interview: Jean-Pierre Raison (2)

2. Madagascar est un pays principalement rural. Comment pensez-vous que les paysans perçoivent le changement ? Sont-ils représentés dans les manifestations ? Est-ce un bien, un mal ?

Je ne suis pas en état de dire si les paysans sont représentés dans les manifestations, et s’ils l’étaient ce ne serait pas un mal. Je ne suis pas sûr au demeurant qu’on puisse parler des paysans en général. Il faudrait faire une typologie des situations régionales. Qu’y a-t-il aujourd’hui de commun entre les paysans d’Imerina et du Vakinankaratra, dont l’activité a profondément évolué sous l’impulsion du moteur tananarivien, dont les pratiques sont profondément innovantes, qui savent que leur activité est essentielle pour la ville, et les villages du Sud lointain, où les gens sont sans illusions, ne croient pas au changement, pensent qu’on votera toujours à leur place… ?

Ce qui me frappe actuellement (mais je n’oserais généraliser), c’est la faiblesse de l’information “ en brousse ”, y compris dans les petites villes. Ambalavao ne sait rien, alors que Fianar est violemment agité. Comme si on était dans une phase de transition entre une situation semi-archaïque (les taxi-brousse qui en 70-71 véhiculaient la presse du Monima), et une phase moderne (la radio locale, l’internet) qui n’est pas encore atteinte dans les campagnes. On a beaucoup parlé de l’essor des radios locales dans les campagnes, mais, en ce moment, on n’en voit pas l’effet. Il faudrait se demander pourquoi.

Cela étant, même si Madagascar est statistiquement fortement rural, les relations villes-campagnes sont intenses ; les paysans n’ignorent pas la ville (même si souvent la ville les “ snobe ”) et cela logiquement ne peut manquer d’avoir des effets.

3. On évoque aujourd’hui la problématique politique du séparatisme des provinces. Est-ce que les provinces de Madagascar sont si différentes ? Quelle influence cela peut-il avoir sur le dénouement de la crise ?

L’échelon provincial a-t-il un sens ? Pour ma part j’ai toujours pensé que l’échelle des provinces était inadéquate. Elles sont trop grandes et n’ont pas les infrastructures, les polarisations économiques qui pourraient leur donner une réalité. Pour moi, l’échelon significatif, celui où une réelle décentralisation était concevable, c’étaient les anciennes préfectures. Ont plus ou moins un sens et des infrastructures à l’échelle provinciale Diégo, Majunga, Tananarive. Mais Tamatave et Fianarantsoa sont totalement hétéroclites ; Tuléar est spatialement ingérable…

On a toujours joué à se faire peur avec l’opposition Merina-côtiers, d’autant que les médias ne voient généralement pas plus loin dans leurs analyses. En fait, Madagascar n’a cessé de vivre une tension entre deux réalités incontestables :

– d’une part une forte unité de la civilisation malgache, dont la langue est un symbole, et qui apparaît d’autant plus que progresse la recherche sérieuse (pas les élucubrations d’idéologues).

– d’autre part l’inégalité et le décalage historiques dans les emprunts et les relations avec le monde extérieur, tout comme le fait incontestable de la conquête merina, qui fut violente, même dans les régions culturellement les plus proches comme le Betsileo.

Le premier point a toujours, jusqu’à présent, balancé le second ; mais c’est un équilibre périlleux. La manipulation du “ tribalisme ” est possible et serait d’autant plus efficace que s’exprimeraient en Imerina des opinions extrémistes qui pour le moment se sont tues, du type “ nous Merina sommes des Asiatiques, par opposition aux Africains des côtes ”, “ nous Merina faisons tourner le pays ” ou, à la lumière des événements actuels, et venant d’autres horizons idéologiques, “ nous Merina luttons seuls pour la démocratie dans ce pays ”. Pour ma part, et cela d’expérience, je crois à un bon sens fondamental, plus répandu parmi les catégories modestes de la population : “ nous Malgaches, nous sommes à la fois semblables et différents ”. Mais c’est un peu un acte de foi : paradoxalement, les risques d’éclatement tribaliste n’ont jamais été aussi forts (parce qu’il y a cette fois des boutefeux pour les manier), alors que les résultats électoraux, et ce en dépit des manipulations électorales , montraient une atténuation des oppositions régionales.